Contre l’autofiction #2, avec Olga Tokarczuk

Notre combat ici est un combat contre la place excessive de l’autofiction dans la création littéraire. Celui-là trouve un relais de choix dans la figure du Prix Nobel de littérature 2018, l’autrice Olga Tokarczuk*. Dans son discours, intitulé Le tendre narrateur (Noir sur Blanc, 2020),  l’écrivaine polonaise, autrice de l’hilarant polar anti-chasse Sur les ossements des morts, constate l’inflation des récits en je. Elle ne parle pas d’ « autofiction » mais déclare :  

Les narrations du genre
‘je vais te raconter mon histoire’,
‘Je vais te raconter l’histoire de ma famille’,
ou encore ‘Je vais te raconter où j’étais’
sont aujourd’hui les genres littéraires les plus populaires. (…)
Nous vivons dans une réalité de narrations multiples 
à la première personne.

Tokarczuk reconnaît un intérêt à cette individuation, la reliant au rôle croissant de l’individu dans l’histoire de l’Occident. Cette valorisation du moi est lié aussi, dit-elle, à une démocratisation du langage, à l’accès en grand nombre à l’université.  

Mais la romancière polonaise se sent mal à l’aise face à ces récits du je. De son point de vue, l’accumulation de ces témoignages ne construit ni une manière nouvelle ni une manière fertile de raconter le mondePourquoi? Parce que ces récits en première personne néglige « toute perspective plus vaste », et ne forment qu’un brouhaha. Elle trouve une image très juste, en référence à l’univers musical : 

« … cela ressemble à un chœur qui se composerait uniquement de solistes.
Les voix se couvrent mutuellement, rivalisent pour attirer l’attention, se meuvent sur des pistes semblables et, finalement, s’annulent les uns les autres. »

Ce discours du Nobel est très intéressant à lire depuis la scène littéraire française, il nous apprend que l’inflation de l’autofiction n’est pas qu’un phénomène franco-français, mais bien un phénomène général dans notre zone culturelle. Tokarckzuk raconte par exemple qu’on lui demande très souvent :  « Est-ce vrai, ce que vous avez écrit ? ».  Cette question, – que beaucoup d’entre nous ont aussi entendue en festival – quand bien même elle est posée innocemment, dit la Prix Nobel, « sonne vraiment comme l’apocalypse à l’oreille d’un écrivain. (…) A chaque fois, j’ai l’impression que cela annonce la fin de la littérature. »

Drôle d’époque, nous dit Olga Tokarckzuk, où il faut réexpliquer la différence entre des événements, qui surviennent dans l’existence, et l’expérience que chacun en retire, et que l’auteur dans sa vie en retire, parce qu’il interprète les événements, pour en faire, par exemple, un roman. 

Quatre monstres sont cachés sur cette photo,
saurez-vous les trouver ?

Non qu’il soit inutile que l’édition recueille des témoignages.  On le voit récemment avec Le Consentement, ou la Familia Grande. Ces deux livres sont des livres féministes qui feront date en tant que tels. Ils participent et permettent la libération de la parole dans notre société – et l’édition tiendra ce rôle utile tant la justice sera incapable de protéger les victimes d’abus sexuels.  Mais l’édition, faut-il le rappeller, ce n’est pas la littérature. On n’est pas écrivain en racontant sa vie, ni éditeurs en collectionnant des récits de voyeurisme.

Olga Tokarczuk nous stimule parce qu’elle défend le roman. Le roman comme manière de créer  des paraboles dépassant le moi du narrateur comme le moi du lecteur, des paraboles qui feraient sortir de l’identification stricte, du « petit fait vrai » comme disait une autre géante, Nathalie Sarraute. Elle nous appelle à sortir des limites de notre ego et à retrouver ce tendre narrateur, un narrateur capable d’unifier et de dépasser le point de vue atomisé et parcellaire. Elle appelle à « un néo-surréalisme ». Le pouvoir de la fiction n’a pas de limite :

« Quand j’écris, je dois tout ressentir en moi. Je dois être traversée par tous les êtres et les objets présents dans le livre, par tout ce qui est humain et ce qui ne l’est pas »

Le Tendre Narrateur, Discours du Nobel et autres textes, traduit par Maryla Laurent, Noir Sur Blanc, 2020.

Sophie Divry 

* Prix Nobel de littérature 2018. Décerné en 2019, pour cause de la condamnation pour viols d’un proche influent de l’Académie, Jean-Claude Arnault…. Maintenant quand un Français entre dans un jury littéraire en Suède, on planque les femmes, les enfants et même les petites cuillères.

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