
- Plutôt que de regarder toujours à l’ouest, tropisme de coq fatigué, tourne, ô lectrice, ô lecteur, tes yeux vers le far-east et découvre, si ce n’est fait, le grand Vladimir Sorokine (la Tourmente, la Glace, le Kremlin en sucre, Soupe de cheval…) en son peut-être plus fol roman.
- Ça commence comme le plus classique des romans russes, ça en coche toutes les cases, et on prend un plaisir fou à cette parodie. Si tu kiffes Tolstoï, Tourgueniev, Pouchkine, Tchekhov, tu en auras pour ton kiffe. Encore un peu de thé, Ivan Ivanovitch ? Reprenez donc quelques gros cornichons, Natalia Petrovna. Ça sent la forêt de bouleaux et les champignons, et tout y passe : le bain, la chasse, la fête, l’église. L’ennui, sans quoi la Russie ne serait pas. Et soudain l’amour. On sourit et on y croit.
- Le héros s’appelle Roman. Titre éponyme, donc. Or en russe, roman se dit aussi Roman (pоман). Le vrai héros, c’est le livre lui-même ou plutôt l’art du roman, la pas si ancienne mais immense tradition russe du roman. C’est comme si dans toute la première partie du livre, Sorokine récapitulait le meilleur du roman russe, ce que le roman russe a et de plus romanesque, et de plus russe. Au fait, ça se passe quand ? Bizarre. Probablement dans une Russie d’après 1917 — mais où la Révolution n’aurait pas eu lieu.
- Peut-être est-ce pour ça que ça va dérailler : trop d’ennui, trop d’amour, trop d’une société où les places sont si caricaturalement assignées et le fossé si grand entre les paysans, les bourgeois, la noblesse. Lors du mariage de Roman, on en arrive à un certain écœurement. Trop c’est trop ! Il est temps que ça pète. L’écriture de Sorokine est arrivée à travailler ce désir en nous. Et alors le livre va imploser sous nos yeux. Assister à cette implosion QU’ON NE PEUT PAS RACONTER est une expérience unique. Signalons que Sorokine avait proposé une expérience parallèle dans le Trentième Amour de Marina : le livre s’y rigidifiait pour finir en des pages de pure propagande soviétique, pour se figer en littérature officielle, alors qu’il avait commencé dans un érotisme de samizdat.
- Roman se transforme alors en — en quoi ? Rituel nihiliste, sadisme obsessionnel, parodie des mises en scène de l’art contemporain ? Sorokine, qui écrit à l’aube de l’implosion de l’URSS et condense là d’une façon tout à fait originale ce qu’un certain 20ème siècle a produit sur l’esprit, ose des pages folles, des répétitions monstrueuses, et métamorphose son héros en performer vengeur : il met à bas le récit, les lieux communs, la tradition, les personnages. Moins dans un geste révolutionnaire que pour nous faire regretter peut-être le temps du roman. Il nous fait peut-être haïr plus que célébrer la déconstruction, qui mène au néant, au silence final. Mais, même nous qui avons lu, ne tranchons pas cette question, car Sorokine lui-même, au nom de l’art, a laissé la hache en suspens.
ROMAN, de Vladimir Sorokine, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard,
Editions Verdier, collection Pourstiaki, 2010 (608 pages, 29,92 euros).

Extrait long, p. 255-258.
Une petite clairière s’offrit à ses yeux, où gisait le corps d’un chevreuil. Un vieux loup était grimpé en travers. Ses pattes de devant posées sur le ventre déchiqueté, sanglant, du pauvre animal, il en arrachait avidement des morceaux de tripes, qu’il avalait promptement, sans mastiquer, en émettant une sorte de plainte, parfaitement répugnante. La tête grise, aplatie, du loup évoquait une grosse pierre, ses yeux troubles et jaunâtres semblaient aveugler. Sa gueule étroite de brochet était maculée de sang.
Roman l’observait, retenant son souffle, tandis qu’un sentiment de répulsion s’emparait de lui. De ses mains si crispées qu’elles avaient blanchi aux jointures, il tira son couteau du panier et posa ce dernier sur le sol.
Le loup referma ses mâchoires sur l’extrémité des côtes, tira convulsivement, imprimant, en même temps, une sorte de convulsion au corps du chevreuil. Les os craquèrent sous les dents du fauve. Roman assura plus fort le couteau dans sa dextre. Il y avait, dans toute cette scène de festin sanglant au milieu des troncs blancs, dans cette forêt inondée de lumière, une indécence confinant à l’ignoble. Ces gémissements bestiaux, ce craquement des jeunes os, les sabots inertes, tournés vers le ciel, cette tête de pierre, enfin, aux yeux de tueur, suscitèrent en Roman un frémissement de haine.
Dans une sorte d’inconscience, il leva son poing armé du couteau et, poussant un cri perçant, quitta son abri pour s’élancer vers le loup. Indolente et pataude jusqu’alors, la bête quitta d’un bond élastique la charogne et, claquant méchamment des mâchoires, s’enfuit dans les profondeurs de la forêt, traînant derrière elle sa grosse queue, aussi roide qu’une bûche. Le loup ne courait pas très vite, il bougeait souplement ses pattes, balançant son arrière-train maigre et jetant de fréquents coups d’œil vers Roman, qui, à l’inverse, fonçait autant qu’il le pouvait, le couteau brandi, à toutes fins utiles.
Voyant que l’adversaire ne cédait pas de terrain, le loup cessa de regarder en arrière et augmenta l’allure. Son long corps gris parut s’allonger encore, on eût dit qu’il s’étendait au-dessus du sol. La distance entre la bête et l’homme s’accrut. Déjà, Roman ralentissait, quand le loup s’immobilisa soudain et, affrontant son poursuivant, s’assit sur ses pattes souples comme des ressorts. C’était si inattendu que le jeune homme s’arrêta à son tour.
Une dizaine de pas les séparaient.
La bête dardait sur l’homme ses yeux jaunes, montrant les dents, et grognant faiblement, la queue serrée contre les pattes, tel un ressort prêt à la détente. Roman tentait d’humidifier de sa langue les lèvres sèches et faisait lentement mouvement vers le loup. Il n’éprouvait pas l’ombre d’une peur, empli qu’il était du désir d’une empoignade ; chacun de ses muscles était bandé, le sang avait quitté son visage, son cœur battait à grands coups sonores. Le loup parut se tasser encore et se mit gronder. Sa gueule et ses pattes de devant étaient maculées de sang.
Roman marchait sur lui.
La bête resta légèrement en arrière, puis, le souffle rauque, se précipita sur lui. Elle bondit si rapidement que le jeune homme eut tout juste le temps de se protéger le visage de son bras gauche. Aussitôt, les dents du loup se plantèrent dans son coude. Roman chancela, recula, mais ne tomba pas. Il planta de toutes ses forces le couteau dans les flancs de l’animal, et eut l’impression que la lame s’enfonçait dans le vide. Le loup lâcha immédiatement son coude et saisit entre ses mâchoires l’avant-bras de Roman. Le jeune homme, à son tour, l’agrippa par la crinière et tomba sur lui. Le corps de la bête s’agitait follement, le loup grognait et mordait si bien le bras de Roman que celui-ci ne put retenir un hurlement de douleur. Alors, avec l’énergie du désespoir, il abattit son point gauche sur le crâne du fauve, qui lâcha prise. Le jeune homme voulut, sans attendre, lui planter son couteau dans la gueule, puis dans le crâne, en l’attrapant, de sa main gauche, par la peau du cou. Mais l’arme n’entrait pas dans cette large tête plate. Elle y dérapa comme sur un pavé entaillant un doigt de Roman. Cela décupla ses forces et sa haine. Poussant un hurlement inhumain, il plaqua de son bras gauche, contre le sol, la gueule qui montrait les dents et mordait, tandis que du droit il frappait le flanc gris clair. Le loup se contracta, lui échappa, ses dents agrippèrent à leur tour le flanc de Roman. Ne ménageant pas ses doigts, celui-ci saisit la bête par la gueule, prit un peu de recul et, de toutes ses forces, abattit son couteau sur le large cou. La courte lame heurta quelque chose de dur, évoquant une pierre. Le loup se tendit de tout son corps, dans une tentative pour se libérer, mais Roman frappait encore et encore, enfonçant sa lame dans le cou de la bête. Les pattes du loup se raidirent, on eût dit qu’il cherchait quelque chose dans l’herbe, il émit un son rauque, esquissa des mouvements sans force, désordonnés. Roman le tenait le plus serré possible, ne cessant de lui porter des coups. Lorsqu’enfin le corps gris, velu, s’apaisa, il retira son arme et, épuisé, se laissa tomber sur le dos.
Les bouleaux infinis fuyaient dans les hauteurs bleu sombre du ciel, leurs feuilles, presque invisibles, bruissaient faiblement, le soleil jouait dans les couronnes vertes.
– Je l’ai tué… murmura Roman, d’une voix rauque. Je t’ai tué, assassin…
Ses yeux étaient emplis de larmes, les bouleaux, le ciel, les feuillages, tout se mêlait à sa vue.
– J’ai tué… chuchota-t-il, pleurant et riant à la fois. Je t’ai tué, je t’ai tué !