Avec Grande Couronne, Salomé Kiner nous livre une chronique de la fin des années 1990 empreinte d’un sentiment picaresque. On suit avec la jeune héroïne la traversée de la banlieue parisienne, ses premières très grosses bêtises, ces hommes complètement dépourvus de sens pratique et ces femmes fatiguées : « Ils appellent ça le surmenage, c’est quand à force d’assumer le ménage des autres on finit par se noyer dedans, faire des ulcères, et c’est là qu’on rajoute des préfixes à débordement. »
Ce premier roman commence assez fort. Honteuse de n’avoir pas de vêtements de marques (avec un namedroping qui émaillent beaucoup les premières pages, ça se calme heureusement ensuite), pour pouvoir s’acheter des Nike et du Tacchini, l’héroïne se prostitue. Elle commence par se faire agresser sexuellement, évidemment. Sauf qu’il s’agit d’une collégienne et que ce basculement n’est que le premier d’une longue série. L’adolescente va connaître également le divorce de ses parents, le premier amour et les premières drogues.

Ce ne sont pourtant pas des pages tristes que nous donnent à lire l’autrice née en 1986. Dès les premières moments, et alors qu’elle raconte la tentative de viol par le proxénète qui met en place le dévoiement des jeunes filles, on oscille entre l’effroi et le rire. De même le style, parfois expéditif à force d’être concis, alterne entre l’empathie à l’ironie. Un peu comme à cet âge. Mais c’est d’abord l’époque qui est ingrate. La manière, notamment, dont les adultes ne peuvent rien pour eux.
« Mon père n’avait pas l’habitude des enfants. En forêt, Ludwig et Simon ont pris cinq ou six fessées à eux deux, pour avoir marché dans la boue, pour avoir caressé un chien (…). Ma sœur serait punie pour avoir répondu sans retirer ses écouteurs, mais il devait demander à ma mère de quoi Rachel serait punie parce qu’il ne savait rien de sa vie. »
Salomé Kiner réussit à nous accrocher émotionnellement avec une histoire qui pourtant n’a pas d’autres accents que les désillusions successives, de son héroïne et de sa mère. Cette mère, plaquée par son mari laissée en larmes sur le canapé, avec quatre enfants sur les bras, qui voudrait « juste un peu de paix », puis lentement, se remet – cette mère est la seconde héroïne. Sa fille aura dû prendre le relais dans le foyer, assurer le matériel- et bien sûr se taire sur ses traumatismes dû à son expérience du sexe tarifé. Est-ce que ça ira mieux quand elle sera grande ? « Je pensais à ma mère quand elle avait mon âge. Elle avait des rêves plus larges qu’une nuit de sept heures sans être réveillée ».
L’autrice construit des lignes narratives sûres et des scènes efficaces (celle où les deux copines vont chouraver du maquillage au BHV est délectable). Elle réussit à nous faire rire, réfléchir, et à nous dépeindre une époque. Elle réussit à planter des personnages secondaires, les copines écervelées, le proxénète cruel, le petit copain livreur de pizza, le père déficient et la grande sœur qui se barre. Ce qui fait beaucoup de réussite pour un premier roman.
Sophie Divry
Grande Couronne, Salomé KINER, Christian Bourgois, août 2021, 18,50 euros, 288 pages.
Extrait long :
Je me souviens de mon premier zguègue parce que rien ne s’est passé comme prévu. (…) J’ai stressé toute la matinée et à la dernière heure de cours j’ai la main pour descendre à l’infirmerie. Kat Linh voulait m’accompagner. La prof a refusé et m’a collé la déléguée de classe, Tiphaine Lefèvre. Avec Tiphaine on était ensemble au solfège, on participait tous les ans au concert de l’école, Tiphaine au violon et moi à la flûte traversière.
— Pourquoi tu viens plus aux répètes ?
La minuterie du couloir s’était éteinte. J’ai haussé les épaules, je ne pouvais pas lui dire Parce que je fais des passes en forêt. Elle préparait un concours pour intégrer l’Orchestre symphonique des Jeunesses de Strasbourg. En cas de réussite elle irait en Alsace pour suivre sa scolarité dans un lycée musique-études, et moi, comment est-ce que j’envisageais l’avenir, est-ce que j’allais détourner la carte scolaire, entrer dans un établissement côté ?
L’infirmière m’a demandé si j’avais mangé quelque chose difficile à digérer.
— Pas encore.
Elle n’a pas relevé, elle s’est tournée vers son chariot mobile et m’a versé trois gouttes de menthe sur un morceau de sucre en comptant à voix haute, Un, deux, trois, hop, ça va te faire passer tout ça.
Grande Couronne, p 34-35.