[Critique] Ultramarins, de Mariette Navarro

On demande de plus en plus souvent aux auteurs de « pitcher » leur livre. De dire en peu de mots ce que ça raconte, leur bouquin. Pas de comment ça parle, ni quel est le propos profond, quel est le style du livre, quel est le but de l’auteur quand il s‘ est mis à écrire, quelles sont les émotions qu’on veut provoquer en le lisant, mais bien, et en peu de mots, qu’est-ce que ça raconte ?

Qu’est-ce que raconte Ultramarins, le premier roman de Mariette Navarro, dont le travail de dramaturge est reconnu depuis des années dans le milieu des auteurs-de-theatre-sans-etre-directeur-de-theatre, notamment avec l’époustouflant Nous les vagues (Quartett, 2014) et Alors Carcasse (Cheyne, 2011).

Alors, voilà :

PITCH n°1 : Une commandante d’un porte-container accède à la demande de son équipage qui veut arrêter le cargo pour faire une baignade, une simple baignade en eaux profondes. Les 20 hommes se baignent nus au-dessus d’un des plus grands abysses océaniques. Ils remontent un peu perturbés, il est vrai. Par surcroît, ils sont désormais 21. Mais ce n’est que le début d’étrange phénomènes : une brume entoure le bateau, les moteurs ralentissent sans explication….

PITCH n°2 : Ultramarins n’est pas un cargo, il n’en a pas la lourdeur même si son allure est paisible et fort. Ce n’est pas un trois-mâts, il n’en a pas la vitesse, même s’il en a l’élégance. C’est une barque magique sur l’océan de la littérature, qui passe de grand temps calme quand on se frotte aux remous des personnages, aux vives tempêtes des dialogues qui amènent relief et tension. Et toujours ce cap littéraire, sur l’océan de phrases qui nous bercent et nous font aussi un peu peur, qui nous amène vers des sensations rares.

PITCH n°3 : Il s’agit d’éprouver le vertige de la liberté, le temps d’une baignade, le temps d’une lecture. Le temps pour une officier de sentir la possibilité de rompre les amarres, et pour l’équipage, de sentir que ces moteurs qu’ils maîtrisaient, comme le récit, leur échappent.

Ultramarins c’est donc plus qu’un pitch, mais c’est un peu tout ça à la fois, une histoire parfois inquiétante, des portraits de marins extrêmement concis et émouvant, et une navigation libre, jusqu’au port de la dernière page. C’est un huis-clos doux, un voyage intérieur, sans grosses tempêtes mais avec cette certitude que Mariette Navarro était la commandante parfaite pour ce bateau-là.

Une autre certitude, pour finir, à la lecture de ce court roman : celui du bénéfice qu’ont les auteurs et les artistes à naviguer entre les genres, et à ne s’enfermer dans aucune spécialité (genre roman/theatre/poésie), l’art n’est qu’un seul et même océan.

S.D.

Ultramarins, Mariette Navarro, éditions Quidam, 2021, 145 pages, 15 euros.

Extrait :

Mais, pour d’aucuns, c’est trop tard : ils ont eu la pensée nette des kilomètres sous leurs pieds, et ce qu’ils ne s’attendaient à rencontrer ici, le vertige, est arrivé. Plus de différence entres les corps suspendus au-dessus des ponts et de tous les parapets, les corps en montagne qui escaladent cherchant le vide, et leur corps à eux, ici et maintenant, leur corps d’innocente baignade. Plus de différence entre les étages angoissants du suicide et la nage prudente autour du canot. L’idée s’est ouverte sous leurs pieds, et dans leur ventre, un déchirement.

Certains, il a suffi d’une seconde, ne peuvent plus regarder l’eau, imaginer la ténébreuse du fond, redresser leur corps pour battre des pieds : ils chutent à présent de tous les immeubles possibles, de toutes les falaises, de tous les cauchemars.

D’autres, en pensée, ont rejoint la cohorte des noyés, les tombés du pont en pleine tempête. Ils sont devenus les assassinés, les condamnés dans la nuit noire, ils sont les naufragés dont le bateau se fend en deux et les laisse, là, dans leur incapacité, plus risibles que du bois flotté. De quel siècle, de quelle langue éteinte sont les voix qu’ils se mettent à entendre ? Alors ils nagent éperdument.

Ultramarins, p 32-33.

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