Quand, au deuxième roman, on ne lit pas le même livre que le premier, mais qu’un univers se fait jour, qu’une œuvre se dessine, ça mérite attention.
J’avais beaucoup aimé le premier roman de Victor Jestin, La Chaleur où l’on retrouvait quelque chose du Camus de l’Etranger. Ici le choc est peut-être moins puissant : pas de cadavre caché sous le sable – mais la trajectoire d’un homme qui, là encore, se découvre étranger au monde, et de tentative en tentative ne trouve pas à établir le contact avec qui que ce soit sinon par la danse.
Tout, quasiment, se passe dans une boîte de nuit qui s’appelle La Plage (autre référence au premier roman de Jestin). Dans ce roman à la première personne, Arthur, né en 1980, raconte de ses 10 à 42 ans, par sauts de puce temporels, son rapport à cette boîte : de la découverte malaisante qu’il en fit, enfant, à l’occasion d’un anniversaire où il fut invité par hasard, jusqu’au déclin du lieu – où il est devenu le vieux qui danse au milieu des jeunes.
Chaque chapitre a pour titre le prénom d’une personne rencontrée dans la boîte (GUY, VINCENT, DYLAN,SYLVAIN, ISABELLE, ANGE, ALICIA, LÉO, et enfin ARTHUR lui-même qui boucle la boucle – comme s’il venait, enfin, de se rencontrer), et une année (1990, 1998, 2002, 2006, 2008, 2010, 2014, 2017, 2018, 2019 et – disons aujourd’hui). Les titres des sons sur lesquels Arthur danse sont donnés sobrement. Ils ne constituent pas une playlist pour accompagner la lecture de cette confession, mais permettent de ne pas à avoir à alourdir les chapitres d’ekphrasis musicales. Décrire une chanson, c’est casse-gueule, et ce n’est pas le propos ici.

Ce personnage décalé nous intéresse à plus d’un titre. D’abord parce qu’il semble être à lui-même sa propre énigme, qu’il se cherche, que rien pour lui ne semble aller de soi – sauf, peu à peu, l’envie de danser, qu’il conquiert. Pour sa sensibilité, évidemment, maladroite, et que, contrairement à son corps, il ne parvient pas à sculpter. Pour le regard sur le monde que son décalage, quasi autistique, permet de montrer : et particulièrement comment se construit la masculinité, comment on se positionne face à cette virilité forcée, dangereuse à laquelle Arthur se laisse parfois entraîner, qui le fascine et l’inquiète, à laquelle il résiste aussi. Thème d’époque, sans doute, dans la grande redistribution des cartes du genre, mais pas encore sur-traité.
L’atmosphère que Jestin parvient à instaurer dans son roman est subtile. Ici ni punchline, ni grand lyrisme, ni rhétorique. Du passé composé souvent, un style discret, un ton comme d’une prose à voix basse, où un être tente de découvrir son propre secret. C’est juste, quasi de bout en bout – ce qui ne va pas de soi quand on vous êtes un écrivain de 27 ans et que vous voulez dire le sentiment profond d’un homme né quinze ans avant vous. Le travail sur le temps est de ce point de vue remarquable (cette bouleversante rencontre avec Léo !) : le personnage est là, constant, avec son regard d’aujourd’hui, mais on le voit évoluer, tracer et trouver sa ligne de force – ou plutôt de faiblesse, mais c’est justement là qu’est sa force.
Confidence : j’ai refermé le livre en m’étant reconnu parfois dans cet homme qui danse – comment vous dire mieux sa sincérité ? Peut-être aussi parce que, comme dans La Chaleur, on peut voir dans le héros une figure de l’écrivain. Danser, lire, écrire – mêmes gestes, même refuge.
Victor JESTIN, L’homme qui danse, 187 pages, Flammarion, août 2022, 19€.
Aurélien Delsaux
Extrait (VINCENT 1998, p. 19-20) :
Ça a recommencé huit ans plus tard.
-Les mecs, on va en boîte ?
Je fumais sur le canapé chez Vincent, avec deux autres garçons dont je ne me souviens pas, des figurants. Je me souviens de Vincent. Il était imposant, vêtu toujours de T-shirts blancs et de jeans sales, parfois sentant fort, mais son odeur même jouait pour lui, façonnait comme tous ses gestes une virilité mûre avant la nôtre, un corps d’homme. Il était droitier mais fumait de la main gauche. J’aimais cette manière qu’il avait de chercher son briquet dans sa poche, une cigarette à la bouche, de l’allumer tête inclinée, de ponctuer ses phrases par une longue latte qui nous laissait suspendus à ses lèvres, de jeter enfin son mégot pour signaler la fin d’une conversation. Assis à côté de lui, une fesse dans le vide, je me concentrais pour ne pas crapoter, bien inhaler comme aux répétitions dans ma chambre. J’en espérais un peu de plaisir, rien qu’un peu pour qu’il se voie sur mon visage, mais c’était immonde, un goût de poussière et de mort qui me brûlait jusqu’aux larmes. Je disais que j’étais allergique au canapé. J’aurais tout fait pour rester là, dans le nuage commun, en sursis. En vérité, je n’étais qu’à moitié leur ami. J’étais une option, une pièce rapportée, greffée à la bande par la force du temps, à l’usure, le genre d’ami dont la présence et l’absence pèsent le même poids négligeable.
– On va en boîte, ou quoi ? a répété Vincent.