[Critique] Victory Park, d’Alexeï Nikitine

Alexeï Nikitine est un auteur ukrainien de langue russe. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, les éditions Noir sur Blanc mettent en avant les auteurs ukrainiens de leur catalogue, et c’est ainsi que j’ai découvert ce très beau roman.

Victory Park est un parc de Kiev. L’action se passe dans le milieu des années 80. L’URSS est en guerre contre l’Afghanistan. Dans Victory Park, les vétérans fument du hasch, on vend à la sauvette des vêtements occidentaux, de « vrais communistes » conspirent contre l’Etat soviétique, et tout autour les apparatchiks tentent de maintenir les apparences et de sauver leur peau. La fin de l’Empire n’est pas loin. Mais c’est aussi le printemps, et la jeunesse s’aime, et dans le temps long se maintiennent les légendes et quelques traditions – la résistance secrète de la vie.

– Je t’avais dit que c’était pas le bon moment pour une promenade… – Oui, mais d’habitude, quand on prend son parapluie, il pleut pas…

On a un peu la tête qui tourne au début de ce grand roman. Car le lecteur suit d’abord Vilia, sosie d’un chanteur populaire, puis Pelikan, amoureux d’Ira dont il faut fêter l’anniversaire, puis Baguila, petit vieux aux pouvoirs surnaturels, ainsi que son petit-fils, et le colonel Bouben puis des trafiquants de toutes sortes, des agents du KGB… Dans la première partie, de chapitre en chapitre, on assiste à cette ronde étrange, passant d’un personnage à l’autre, et chacun nous ramène presque au début de l’histoire. Puis le grand puzzle se met en place, et toute la ville est là, comme Pelikan la voit depuis la grande roue : sa longue histoire, les mille détails de son quotidien, les amours, les jalousies et les ambitions de toute vie.

Le meurtre qui clôt la première partie apporte ce qu’il faut de drame sans qu’on se perde dans une intrigue policière. Victory Park ne cesse de prendre de l’ampleur, et sa fin, épique et burlesque en même temps, nous touche profondément. De quelle victoire ce parc porte-t-il le nom, sinon dans ce roman, de la vie humaine contre les lâchetés et les trahisons ? Bien sûr, lire aujourd’hui ce roman ajoute à sa mélancolie une tristesse inquiète de voir perdu plus que ce que le temps naturellement dévore, mais détruits ces rues et ce parc qu’on imagine. Comme à la fin ce personnage qui rêvait d’un jardin, et voit tout un paysage dévasté. Alors en le refermant, on est plein de gratitude en même temps que la gorge nous serre.

Aurélien Delsaux

Alexeï NIKITINE, Victory Park, traduit du russe (Ukraine) par Anne-Marie Tatsis-Botton,
éditions Noir sur Blanc, 435 pages, 2016, 24€.

Extrait long

( Première partie : « Pelikan et Baguila », chapitre 2 : « La force magique du design », 2, p. 29-30) :

L’air était saturé des senteurs du bois tout proche, de l’asphalte mouillé qu’on venait de laver, de l’odeur de ce matin de mai qui prenait des forces. Si Pelikan avait décidé qu’il devait passer, comme d’habitude, sa journée à l’université, s’il avait pris d’abord le tramway en direction de la place de Leningrad, puis le bus 14, au bout de trois au quatre stations il aurait vu sans surprise le soleil s’élever au-dessus des cheminées et tours de refroidissement des usines de la gigantesque zone industrielle au nord-est de la ville. En ces heures matinales, les contours du soleil semblaient toujours incertains et délavés sans le flot des émanations brûlantes qui jaillissaient vers le ciel.

Mais ici, dans le quartier du Komsomol, le proche voisinage de la grande chimie ne se faisait presque pas sentir. Sauf les jours où le vent d’est se faisait plus insistant : alors l’âpre odeur de l’anhydride sulfureux se mêlait aux aromates des lilas et des acacias en fleurs. C’est lui qui décolorait imperceptiblement les roses grenat plantées au pied des immeubles de quatre étages par des habitants diligents, c’est lui qui faisait larmoyer les enfants dans les bacs à sable et s’étouffer les petits vieux somnolents derrière leurs journaux, secoués par une toux encore plus déchirante que d’habitude.

Pelikan aurait dû aller à l’université, au moins parce que d’après le calendrier affiché depuis une semaine au tableau du décanat, c’était justement aujourd’hui que son groupe passait un test de maths-physique.

Bien sûr, là n’était pas le problème. Il aurait, vite et sans difficulté, obtenu la mention qu’il fallait de la part du professeur Lipatov, cette crème d’homme. D’ailleurs, il l’obtiendrait. Demain, après demain, la semaine prochaine. N’importe quand ! Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui Lipatov est le cadet de ses soucis, parce qu’aujourd’hui c’est l’anniversaire d’Ira ! Et Pelikan n’a toujours pas de cadeau pour elle. Ni d’argent pour le cadeau !

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