[Eloge] 4 raisons mystiques de lire LES ENIVRÉS, d’Ivan Viripaev

1) Pour la vérité

Ivan Viripaev est né 1974 à Irkoutsk. Il a beau être actuellement le dramaturge russe vivant le plus joué dans le monde, cela n’a pas empêché le pouvoir culturel de déprogrammer plusieurs de ses pièces à travers le pays après que l’auteur eut déclaré vouloir reverser ses droits d’auteurs aux Ukrainiens. Il a signé dès février une pétition affirmant notamment :  « Nous ne voulons pas que nos enfants vivent dans un pays agresseur, nous ne croyons pas l’affirmation de Vladimir Poutine selon laquelle la nation ukrainienne est sous le régime des « nazis » », nous exigeons la fin de cette guerre  ».

En France, nous pouvons de plus en plus entendre ses textes sur scène et le lire. Deux tomes de son théâtre sont traduits en français aux éditions des Solitaires Intempestifs, dans une très belle édition.  Les Enivrés (parfois traduit par Ivres) sont dans le premier volume. 

Dans le deuxième tome, il abandonne la casquette pour le bonnet.

2) Pour l’originalité 

Ses pièces proposent des formes souvent très originales : les premières peuvent apparaître quasi expérimentales (les Rêves, OxygèneGenèse n°2). Dans Danse « Dehli », sous-titré pièce en sept pièces, on assiste sept fois presque à la même scène, presque avec les mêmes personnages, avec des variations et de légers décalages qui proposent au public de construire lui-même la vérité de la représentation.

Dans les Enivrés, la structure est assez classique : deux actes, une suite de scènes où des personnages apparaissent d’abord dans des sortes de sketchs. L’originalité est que tous sont ivres. La quête du sens-de-la-vie les relie plus que l’action et l’humour pourtant présents. Et puis l’envie d’amour, d’un amour vrai. C’est une nuit folle, une ronde existentielle,  ronde où chacun cherche, l’alcool aidant, à dire soudain le vrai, et retrouve, dans la parole ivre, sa dignité.  « Dieu nous parle à travers les gens ivres », dit-on à la fin de cette tourbillonnante pièce. 

3) Pour la vérité encore

Car il est souvent question de Dieu, de foi et d’amour chez Viripaev. En ça, son théâtre peut heurter les oreilles françaises. Car LA vérité est le grand thème viripaevien.  Evidemment, puisqu’il est russe ! dira le cliché. Plutôt parce qu’il est notre extrême contemporain, et qu’il pose comme majeure la question du sens. Que ces questions-là soient posées sur la scène française (y compris dans leurs conséquences sociales et géopolitiques comme dans Conférence iranienne), a quelque chose de revigorant. 

4) Pour les OVNIs

Les Enivrés est sans aucun doute son chef-d’œuvre, qu’on peut mettre en scène et lire avec plusieurs interprétations. Mais Viripaev écrit aussi des comédies, notamment des comédies conjugales, comme La ligne solaire – ou Illusions où il instaure une sorte de narration sur scène : deux hommes et deux femmes vont, dans de longs monologues entrecroisés, nous raconter une histoire qui n’est pas la leur, mais celle de Sandra et Dennis, et de Margaret et Albert. Qu’est-ce que l’amour ? Où est la vérité ? La pièce, drôle et bouleversante, creusent ces questions en remettant en cause les codes : où est l’action, où la représentation, qu’est-ce qu’un personnage ?

Ajoutons que, pour interroger notre rapport à la croyance, aux représentations, à notre monde, Viripaev a aussi un faible pour les soucoupes volantes et les extraterrestres : il en est question dans nombre de ses pièces (IllusionsOvniInsoutenables longues étreintes)

Bien sûr, on vous recommande chaudement de voir ses pièces mises en scène ( Les Enivrés a été notamment mis en scène par Olivier Maurin et Ambre Kahan…). Mais ce théâtre qui ose le spirituel tout en prenant à bras le corps nos vies d’aujourd’hui est le plus souvent parfaitement lisible et parvient à nous secouer et à nous émouvoir. 

Aurélien Delsaux 

VIRIPAEV, Théâtre I et II, traduction par Tania Moguilevskaia, Gilles Morel, Elisa, Gravelot, Ludmila Kastler, Sacha Carlson, Galin Stoev. Tome 1 : 2000-2012. Tome 2 : 2013-2020. 

Extrait long :

MARTA (ivre) : Et chaque événement de ma vie depuis ce moment-là paraît désormais différent, parce que je sais que tout autour de moi demeure en amour. Je ne le remarquais pas, parce que je n’aimais pas. Il me semblait, qu’il y avait autour de moi tant de merde et tant de malheur. Je ne voyais que de la merde, il me semblait que tout ce pays, n’est qu’une merde seule et entière. Que tous ces congénères, tous ces amis à moi, tous sont une vraie merde, tous ils parlent tout le temps de cette vraie merde, tout ça est une vraie gerbe, tout ce monde est une vraie gerbe. Où que je sois, putain, je ne le supportais pas, mes parents, putain, n’aiment personne mon mec est simplement une espèce de con d’avorton stupide, nulle pat il n’y a aucune vie, tout est mort autour, tout est fait d’une sorte de pâte à modeler et de plastique, il n’y a de vie chez personne, personne ne ressent foutrement rien, personne putain ne ressent, et ce qui est le plus essentiel, personne ne ressent, ce qui se passe, je pensais, pour quelle raison à la con dois-je vivre dans ce putain de monde en caoutchouc, avec ces putains de gens en plastique qui ne font que bouffer, baiser et dormir ? Je pensais que dans tout ça il n’y avait pas la moindre goutte de sens, et maintenant je vois que du sens il y en a, Gustav. Le sens est dans l’amour, Gustav. Maintenant je t’ai rencontré, Gustav et j’ai compris que l’essentiel dans tout ça c’est l’amour, parce que dans tout ça, en fait, il y a de l’amour. Parce que la vie est amour. En fait, la vie est amour. En fait, l’amour c’est la vie même. Si tu aimes tu vis, si tu n’aimes pas, tu dors ou tu vis dans la merde. Le monde est toujours tel, qu’il est, ce qui importe c’est si tu sais aimer ou pas. Peu importe, comment est le monde, ce qui importe c’est si tu sais aimer ou pas. Peu importe comment est la vie, il n’y a que l’amour qui importe. Seul amour importe et rien d’autre. Si tu aimes, tu vis, si tu n’aimes pas, tu n’es qu’un putain de morceau de polystyrène et c’est tout. Soit tu es dans l’amour soit tu es dans la merde, tu me comprends, Gustav ?

Ivan VIRIPAEV, les Enivrés, Acte II, scène 1, traduit par Tania Moguilevskaia et Gilles Morel, éditions les Solitaires intempestifs, 2014.

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