[Premier roman] L’Apparence du vivant, de Charlotte Bourlard

Voilà un premier roman qui en dégoûtera plus d’un. On espère qu’il en ravira davantage. Arrière, feel-good books et guimauve ! Voici la mort sous toutes ses coutures – vengeance, meurtre, pourriture. Voici la vie telle que la littérature sait la voir quand elle l’ose.

La narratrice est une jeune femme qui cherche à photographier des corps de vieux tout nus. C’est ainsi qu’elle entre en contact avec Madame Martin, propriétaire avec son mari d’un ancien funérarium. Madame Martin possède une collection d’animaux empaillés et enseignera la taxidermie à la narratrice . Pour bien apprendre, elles recueillent ensemble quelques spécimens lors de balades au bord de canal, à Liège, où toute une faune s’agite en vain – cygnes, Témoins de Jéhovah, chatons, clochards – attendant, sans Dieu, la fin du monde. Monsieur Martin, quant à lui, patiente.

Cette chimère-là n’apparaît pas dans le bouquin, mais serait d’un bel effet au salon, non ?

Dans une écriture sobre, descriptive et parfois clinique – quand il s’agit de dire chaque geste préparant le cadavre à l’empaillement – la narratrice raconte son apprentissage. Depuis sa rencontre avec Madame Martin, et bien avant, depuis le premier mort qu’elle vit, enfant, depuis la première cicatrice infligée par son frère, jusqu’à son œuvre accomplie, jusqu’à sa libération, jusqu’à ce que « lui appartienne la fin ».

En un prologue et quatre efficaces parties, l’autrice use des mots du jour (« meuf », « aprèm »), sans excès, au présent (moi qui n’en peux plus des romans au présent, là ça ne singe pas le scénario : pour dire la mort et la furieuse envie de vivre c’est juste). C’est tenu, écrit droit, l’émotion est à bonne distance, avec les ellipses qu’il faut – et les sensations pour le lecteur n’en sont que plus fortes.

Derrière cette réussite et sous ce titre programmatique, Charlotte Bourlard dessine un art littéraire. Réaliste, assurément, cynique si l’on veut – pour dire l’humain, trop humain, jusqu’à l’animal. Ce n’est pas un hasard si la vieille Madame Martin aime entendre son apprentie lui lire l’agonie de Madame Bovary. Ici aussi la réalité fait mal. La beauté de tout ce qui meurt est vue sans fard, il s’agit de nous faire recracher les flots d’encre du bavardage et du joli. Il s’agit d’écrire comme l’héroïne empaille, avec des gestes précis, avec de l’entraînement – avec le soin pour les détails, l’attention à tout ce qu’on ne veut pas voir, à ce qui pue et effraie. À un détail près : il ne s’agit pas de figer la vie, mais d’y faire croire.

À l’autrice d’un tel roman on a envie de dire bravo. Et bienvenue.

Aurélien Delsaux

Charlotte Bourlard, L’Apparence du vivant, Inculte, janvier 2022, 130 pages, 13,90 euros.

Extrait (pp. 28-29) :

La collection de madame est conservée à 19 degrés. Les volets restent fermés. Dans le fond de la pièce, debout sur un tronc d’arbre, un renard aux yeux jaunes convoite un caneton à queue de chat. Sur l’appui de fenêtre, un couple de corbeaux qui a remporté le premier prix du concours des corbeaux en 2003. Dans un coin, trois matous à l’air féroce poursuivent un bébé siamois qui tente de s’échapper, un hamster à tête de mésange courtise un écureuil avec des ailes de chauve-souris. Plus loin un ragondin se dévore les entrailles à côté de Ludwig, le labrador de monsieur qui s’étire en bâillant. il y a aussi un castor qui ronge sa carapace, une fouine au regard triste, un hérisson qui se promène au milieu. Face à moi, perché sur une tige de bambou, un pigeon à deux têtes m’observe en ricanant. Je caresse le lapin de la voisine, qui ne fuguera plus.

Madame s’est exercée pendant de longues années. Seule dans son atelier, elle a passé chaque soir que monsieur s’absentait à décoller des peaux, puis à les faire tremper. Pendant des heures, elle a raclé des chairs et vidé des crânes, elle a cousu des dépouilles sur des mannequins, elle a modelé des cuisses et des narines. Pendant plus de quarante ans, elle a passé ses soirées de solitude à écouter les symphonies de Bruckner, focalisée sur les détails qui narguent la mort, les plis de la peau et le tracé des veines, la couleur des caroncules. Elle a appris seule, avec des vieux bouquins de taxidermie. Elle a acquis chaque geste et chaque technique, les différentes recettes et les petits secrets, elle a merdé puis recommencé, des milliers de fois, inlassablement, jusqu’à rendre aux cadavres la vie qu’elle leur avait ôtée. Il faut des années de patience, de dextérité avant de maîtriser l’art de ressusciter les morts. Je suis une élève douée.

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