Ilya Kaminsky est un poète né à Odessa en 1977, exilé aux Etats-Unis depuis ses quinze ans. Il écrit principalement de la poésie, dont ce recueil, République sourde, qui raconte l’histoire d’une ville occupée par des soldats et dont les habitants deviennent sourds pour faire œuvre de résistance.
République Sourde est un recueil de guerre. Les titres des poèmes en témoignent : Coup de feu, Bombardement à quatre heures du matin, Peloton d’exécution… Pourtant, ce n’est pas un recueil écrit sous les bombes de Poutine et que les éditions Christian-Bourgois auraient publié en urgence. C’est un recueil qui date de 2019, écrit en anglais par un auteur lui-même malentendant.

Mais en ce printemps 2022, il y a quelque chose de bouleversant de lire ces pages qui racontent l’oppression d’un peuple par des « soldats » et la résistance des habitants de cette ville imaginaire, Vasenka, avec l’outil de la surdité. « Quelqu’un lui a donné une pancarte, qu’elle lève bien au-dessus de sa tête : LE PEUPLE EST SOURD »
Deux récits se succèdent entre ces poèmes en vers libre, parfois poèmes en prose, d’abord l’histoire de Sonya et Alfonso, un couple de jeunes mariés qui s’aiment et dont le destin va être brisé. Ensuite avec l’histoire de Mama Galya, qui résiste aussi à l’occupation et a recueilli Anushka, le fils du couple.
Qu’est-ce qu’un enfant ?
Un silence entre deux bombardements
Ce sont des poèmes de guerre, non des poèmes de combats. Des poèmes de douleur et de résistance qui nous fendent le cœur en ce moment. Mais parfois il est bon de pleurer en lisant, non pour souffrir par un dolorisme vite oublié, mais pour pouvoir épancher notre peine avec des mots qui l’expriment et la disent autrement qu’à la télévision. Pour l’approfondir.
« Ce soir / nous ne mourons et ne mourons pas / la terre est immobile / un hélicoptère surveille ma femme / Sur terre / un homme ne peut pas adresser un doigt d’honneur au ciel / car chaque homme est déjà / un doigt d’honneur adressé au ciel. »
Kaminsky arrive à raconter l’indicible, parce qu’il effleure à chaque fois, très purement, la noirceur, tout en mettant en face, la vie, la joie, l’amour, la résistance.
Le poème le plus bouleversant est peut-être le premier qui ouvre ce recueil : « Et quand ils ont bombardé les maisons des autres, nous / avons protesté / mais pas assez, nous nous sommes opposés mais pas / assez ».
Sophie Divry
Ilya KAMINSKY, République Sourde, traduction de l’anglais (Etats-unis) par Sabine Huynh, édition bilingue, Christian-Bourgois, 2022, 140 pages, 18 euros.
Extrait long, p 45. Bombardement à quatre heures du matin.
Mon corps court dans la rue Arlemovsk, avec mes habits dans une taie d’oreiller :
je cherche un homme qui me ressemble
trait pour trait, pour lui donner ma Sonya, mon nom, ma chemise –
ça a commencé : des voisins montent dans les trams
au marché aux poissons, brisant tous
les instants en deux. Les trams explosent comme des intestins au soleil –
(…)
Je ne trouve pas ma femme, où est ma femme enceinte ?
Moi, un corps, adulte, mâle, je m’attends à
exploser comme une grenade.
Ça a commencé : je vois le canari bleu de mon pays
picorer des miettes dans les yeux de chaque citoyen –
picorer des miettes dans les cheveux de mon voisin –
la neige s’élève du sol et tombe vers le haut, comme il se doit –
avoir un pays, si grand –
courir droit dans les murs, dans les réverbères, dans ceux qu’on aime, comme il se doit –
Le canari bleu de mon pays
se cogne aux murs, aux réverbères, à ceux qu’il aime –
Le canari bleu de mon pays
regarde leurs jambes tandis qu’ils courent et tombent.