[Critique] Johanne, par Marc Graciano

Il y a des œuvres qui sont des îles. Elles ne se rattachent aux autres par aucun lien, elles règnent solitaires et uniques. Je découvre pour la première fois un roman et la langue de Marc Graciano, avec Johanne, que vient de publier le Tripode, et son travail me semble de ce rang.

Jeanne d’Arc : on ne compte plus les auteurs qui se sont approchés de cette figure et attelés à narrer son aventure. Pourtant il arrive à proposer quelque chose d’original. Parce qu’on est dans une totale fiction, pas même dans un roman historique. Et surtout parce que Graciano a forgé une langue incroyable. 

Dans un long premier chapitre, « l’Enfance », un voyageur, mi-conteur mi-prophète, entre dans la maisonnée familiale. Montrant diverses médailles, il nomme et décrit les oiseaux, les animaux, les saints, et offrira à Johannette une médaille sur laquelle est gravé l’archange saint Michel. Cet inconnu, c’est le poète — par lui la future guerrière entre dans la parole, et son histoire peut commencer. Car tout ce que « l’homme » a déroulé là, Johanne va le croire et le vivre.

Changement de narrateur. Un « ancien écolier de l’Université de Paris » qui se présente comme le page de Johanne, conte en douze chapitres, du « Départ » à « Chinon », les étapes et rencontres singulières de la petite troupe dans sa mission de porter au roi le message reçu par la pucelle de par Dieu. Chaque chapitre se concentre sur une rencontre, ou un acte. Le livre s’arrête avant la rencontre avec le roi, quand le voyage est fait, la quête accomplie et la suite déjà connue.

On croise parfois la légende officielle (Johanne déterre l’épée de Charles Martel), mais rien ne se fige en image d’Epinal. C’est à Johanne et non à Jeanne que Graciano donne vie, et Johanne est une Jeanne dont la foi va s’élargissant, se fait cosmique. Franciscaine ou païenne, peu importe, cette Johanne (à qui on peut trouver un petit air écoféministe) parle pour aujourd’hui. Le monde dans lequel elle évolue, les rencontres qu’elle fait (avec « le Prieur » ou « le Ladre »), les gestes qu’elle pose (comme lors de « l’Agnelage » ou de « la Messe des Enfants ») disent l’aventure de notre présence au monde, la pitié devant l’horreur dont les hommes sont capables et l’émerveillement devant la prodigalité de la nature — louant sa force, acceptant le mystère.

Une hyperbate est une manière de repousser les mots à la fin d’une phrase. Ce n’est pas la peine de se fâcher.
(Illustration de Georges Peignard)

Et tout ça, c’est la langue de Graciano qui le dit. Chaque chapitre n’est qu’une seule longue phrase, relancée à coups de « et », ouvrant sans cesse de nouvelles hyperbates, relançant sans cesse cette phrase qui semble ne jamais finir, comme la mer qui vient sans cesse cogner contre la falaise, et ne finira jamais, et un jour emportera tout. On songe à la prose de Claude Simon, mais c’est autre chose, on pourrait dire que Graciano va plus droit, ouvre moins de tiroirs, que les propositions s’enchaînent davantage et s’imbriquent moins, que la phrase est constamment relancée plus qu’architecturée. C’est plus simple mais pas moins profond.

Car le choix d’un vocabulaire précis donne à cette langue la profondeur du temps. C’est comme si remontaient du fond des siècles des mots enfouis, perdus, non comme des pièces archéologiques, mais comme de petits poissons et de petites pieuvres qu’on croyait disparus, qu’on avait oubliés, et qui luisent et gigotent ici, dans une eau ni croupie ni fétide, mais claire et fraîche. « Faonner », « amouiller », « globon ». Préciosité ? Archaïsmes ? Non. Résurrections et métamorphoses, car Graciano ne singe pas la langue ancienne, il n’en choisit mots et tournures que pour inventer la sienne. Il prend soin de chaque chose, de chaque contour pour bien faire l’inventaire du monde et de ce qui fut présent et demeure. Il ralentit notre regard, attise notre attention. Tout est sacré en cette langue de chaman. 

Battant leur lancinant tempo, montant degré à degré, ces phrases nous révèlent un savoir de poète, moins philosophique que mystique, comme le Prieur qui révèle à Johanne « que Dieu n’était point Celui qui avait écrit le grand Poème, mais qu’il était le grand Poème ». La langue de Graciano nous plonge dans le grand Poème, elle recrée le monde à la manière d’une chanson de geste neuve. On ouvre le livre et le monde est là. On le referme, et il est là toujours, mais on ne le regarde déjà plus pareil. Tout est neuf.

Aurélien Delsaux

Marc GRACIANO, Johanne, Editions le Tripode, janvier 2022, 297 pages, 20 €.

Extrait long (chapitre « Le Prieur ») :

(…) puis le prieur dit qu’il ne craignait ni le vol ni le viol de l’abbaye, à cause, outre le fait que lui et ses frères n’avaient rien de précieux à celer autre que leurs réserves de céréales, et de fruits séchés, et de chou fermenté, et de légumes salés, mêmement que leurs troupeaux de bétail, et leurs animaux de basse-cour, qui n’étaient d’abord tant grandes richesses face à la magnificence de Dieu, ou plutôt de sa création, et qui n’étaient ensuite point véritablement leurs propriétés, sachant qu’ils n’en étaient que les dépositaires, qu’ils n’étaient que les receleurs de Dieu, ou plutôt de sa création, et que de plus, rajouta le prieur, l’on pouvait bien venir les leur prendre, ils auraient les plantes sauvages autour pour se sustenter, utilisant ainsi les dons de Dieu, ou plutôt ceux de sa création, répandus partout gratuitement sur la terre, comme l’avaient fait les premiers moines, les frères fondateurs, quand ils étaient venus s’installer ici pour y établir une maison-Dieu, sur ces terres marécageuses et ingrates que Charlemagne lui-même, à ce qu’il se disait, leur avait léguées, et qu’ils avaient dû d’abord prendre le temps d’assécher avant de les cultiver, et outre le fait que personne ne pourrait jamais leur prendre les murs et les toits, qui, même s’ils étaient détruits, pourraient toujours être reconstruits, simplement à force de patience et d’endurance, le plus important dans l’établissement d’une maison-Dieu étant de s’assembler avec des frères pour mener un si beau projet, et que le résultat final comptait peu, même si, bien sûr, il fallait incessamment veiller à parfaitement l’obtenir durant la construction, et qu’à ce titre, il s’attristait, lui, le prieur, de ces riches édifices et opulents établissements ecclésiastiques, fort rentables et bien entretenus, comme il savait qu’il en existait, en ce qu’assurément ceux qui les dirigeaient étaient sortis de l’esprit qui présidait à leur édification, c’est-à-dire celui du partage et de la fraternité, et le prieur dit être, à ce sujet, bien mécontent de savoir que de nombreuses abbayes s’étaient fortifiées, et son visage prit une mine navrée et de grande tristesse, et que, même, certains moines s’étaient faits soldats, à cause, donc, si ces forfaits, c’est-à-dire le vol ou le viol, étaient commis, rappela le prieur à la fin de sa longue digression, que personne ne pourrait lui voler l’amour qu’il avait pour Dieu, ou plutôt pour la création, quand bien même l’on percerait son coeur, mêmement que la vision qu’il avait de Dieu, ou plutôt de sa création, quand bien même l’on lui crèverait les yeux, et que nul pourrait voler les mots desquels il usait pour chanter Dieu, ou plutôt la création, quand bien même l’on lui couperait la langue et que nul pourrait lui dérober ses pensées, que nul pourrait les deviner, quand bien même l’on lui découperait la cervelle en tranches, ou la réduirait en purée, que nul pourrait le priver de toutes ces choses secrètes, de toutes ces choses privées et inconnues de tous, et peut-être d’abord de lui-même, et que nul, même Dieu ou le diable, pourrait s’emparer de son âme et la posséder, et que, dès lors, même sa robe il voulait bien la donner, mêmement qu’il voulait bien offrir sa peau, ou sa vie, à cause, dit le prieur, que l’essentiel était ailleurs, et le prieur cessa brusquement de parler, dans un théâtral et court moment de suspens, et scruta minutieusement le visage de Johanne, comme pour découvrir si elle avait deviné l’endroit où cette chose tellement rare et insaisissable se cachait, mais Johanne resta impavide et de mine renfrognée, non en signe qu’elle s’irritait de ne deviner point, mais en signe qu’elle ne voulait idée s’adonner à cette recherche, en signe qu’elle ne voulait plus jouer, vexée qu’elle aurait été par la contradiction du prieur, ce que voyant, le prieur reprit tout de suite la parole et affirma que l’essentiel, bien sûr, était au-dedans de lui, que la source de laquelle naissaient ses pensées, et ses mots, et surtout le grand élan d’amour et de bonté et de fraternité qui l’animait pour toute la création était au-dedans de lui, incompréhensible par quiconque, à commencer comme déjà dit par lui-même, et que c’était un trésor qu’il n’y avait donc aucun besoin de défendre avec des murailles, des catapultes ou des épées, et, tandis qu’il le disait, il y eut dans son regard une brève lueur de gaieté, puis sa voix se fit très douce en même temps que très ferme, en un ton sermonneur et sévère, et le prieur déclara à Johanne que Dieu ne pouvait mot désavouer ou acte désapprouver les Anglais, non plus que les Français, ni souhaiter leur mort ou leur défaite, non plus que celles des Français, à cause que les Anglais ne faisaient acte plus de mal que les Français, et que Dieu était dans les actions et les gestes des Anglais, non moins que dans ceux des Français, et qu’à ce titre, nul pouvait prétendre mener une guerre juste, ainsi qu’il lui avait été rapporté que Johanne voulait en entreprendre, notamment en préconisant de jeûner et de se mortifier, et de se confesser avant de combattre, non seulement à cause que du point de vue chrétien, toute guerre était injuste et cruelle, qui que ce fût qui la menât, et que la seule attitude convenable consistait à s’abstenir de toute violence (…)

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