Mariette Navarro : “Le métier d’écrivain de théâtre est en train de disparaître”

Depuis combien de temps n’avez-vous pas ouvert un livre de théâtre ? Retour avec Mariette Navarro, qui exerce ce métier de dramaturge depuis dix ans, sur les évolutions de l’écriture théâtrale actuelle. Où quand, de fait, la lumière n’est plus sur les écrivains…

Photo : Philippe Malone

Les Monstres :  Tu as publié Ultramarins (Quidam) à la rentrée 2021, récit qui été classé comme premier roman, comme si tu étais fraîchement arrivée sur la scène littéraire… alors que pour le théâtre, tu as publié dès 2011 Alors Carcasse et Nous les vagues, et six autres pièces depuis dont une traduite en allemand… Comment tu as vécu cette nouvelle entrée en littérature par le roman ?

C’est une impression étrange de déjà vu, dix ans plus tard, que cette nouvelle « entrée en littérature » ! Je suis obligée de préciser à chaque rencontre qu’Ultramarins n’est pas mon premier livre… Ce qui change, par rapport aux livres précédents, c’est la portée de cette sortie, le nombre d’invitations, de sollicitations, d’échos dans la presse, et bien sûr, de ventes !

Pour mon premier livre, Alors Carcasse, en 2011, le prix Robert Walser avait généré une petite tournée, notamment en Suisse. Pour les livres de théâtre, il y a eu des lancements en librairie, mais la vie du livre  est beaucoup plus dépendante des mises en scène et ateliers autour du texte. Je crois que je n’ai pas perdu les « fidèles » qui suivent mon travail chez Cheyne ou Quartett, mais je crois que pour la plupart des lecteurs rencontrés, ce nouveau livre est une découverte.

Dans un texte d’avril 2021, tu dis que « l’institution théâtrale n’a plus besoin de ses écrivains ». Que voulais-tu dire par là ?

C’est la façon un peu abrupte dont j’ai commencé un article dans le numéro 10 de la revue Parages, éditée par le Théâtre National de Strasbourg. J’ai l’impression que l’écrivain pour le théâtre, c’est-à-dire cette personne dont le métier est spécifiquement de travailler la langue, est peu à peu poussé en dehors des théâtres, remplacé par les « auteurs de spectacles » qui créent le texte conjointement à la mise en scène.

Qu’on soit bien clair : je n’ai aucun grief artistique contre cette façon de créer, souvent passionnante, la plupart du temps collective, et qui rebat (parfois, pas toujours !) les cartes des hiérarchies et des usages, ce qui n’est pas pour me déplaire. Par exemple, j’ai toujours été bouleversée par les spectacles de Joël Pommerat, sans me poser la question de la genèse du texte et des images. L’improvisation comme processus n’enlève rien à la finesse du propos et de la construction. Mais que cela devienne prédominant au point de « ringardiser » l’écriture textuelle pré-existante, voilà qui m’alerte depuis quelques années.

Or, dans un rapport commandé par le Ministère de la Culture en 2019, Stéphanie Chaillou montre que les créations contemporaines sont majoritaires sur les plateaux, et que les spectacles mettant en scène un texte préexistant représentent encore 55% de la production. Mais il manque selon moi une donnée : celle du nombre de textes créés par leur auteur lui-même, ou plutôt écrits par leur metteur en scène (ce qui, à mon sens, présente une nuance majeure en terme de processus artistique).  J’enlèverai encore à ce chiffre les textes issus de commandes… Reste donc une place bien maigre pour les textes initiés par un écrivain qui ne souhaite pas – comme c’est mon cas – les porter au plateau.

Ce qui est frappant, c’est que même un dispositif comme l’Aide à la création d’Artcena, contribuant à financer la mise en scène des textes choisis par une commission, ne parvient pas à être une mesure incitative suffisante. J’émets l’hypothèse qu’il n’est plus désirable de monter un texte écrit par quelqu’un d’autre. Ou que, dans une économie qui se rétrécit, mieux vaut être tous auteurs. C’est pour cela que je réserve le nom d’écrivain à ceux d’entre nous dont le métier est exclusivement d’écrire le texte du spectacle… pas de les monter. Les autres je les nomme des auteurs, tout simplement. 

Mais il faut bien un texte à dire sur scène, non ?

Oui. Mais j’ai pu constater, par exemple dans différentes formations d’acteurs, à quel point les jeunes interprètes se lancent à corps perdu dans ces créations sans texte, où tout part du jeu. Comme s’il ne fallait surtout pas que les mots dits sur scène « fassent texte ».

Il y a quelques années, les programmateurs attendaient un nom d’auteur accolé à celui du metteur en scène. L’écrivain, dans un projet, restait un gage de « sérieux ». Aujourd’hui, non seulement ce n’est plus nécessaire, mais les noms des écrivains ne sont quasiment plus cités ! Par exemple, sur les affiches des théâtres dans le métro depuis trois ou quatre ans, ou même dans certains programmes : plus aucun nom d’auteur.

Les programmations, sauf de rares exceptions (le théâtre du Poche à Genève, le théâtre de la Tête noire à Saran) ne se font jamais sur les textes, mais sur des dossiers de diffusion, au mieux sur un « pitch », le plus souvent sur la réputation ou le parcours d’un metteur en scène. Quel directeur de théâtre pour lire un texte et en « commander » ensuite la mise en scène ? Pourquoi est-ce que cela paraît choquant, alors que les auteurs de théâtre s’épuisent à des commandes qui souvent instrumentalisent leur écriture et ne seront plus jouées par personne ?

Il y a quelques années, les programmateurs attendaient un nom d’auteur. L’écrivain restait un gage de sérieux. Aujourd’hui, non seulement ce n’est plus nécessaire, mais les noms des écrivains ne sont quasiment plus cités !

Comment expliques-tu cette évolution ?

Le théâtre aujourd’hui n’échappe pas aux injonctions libérales : il faut produire de la nouveauté, vite, tout le temps. L’écriture est lente. Elle creuse des obsessions. Elle empêche le metteur en scène de tout « investir » sur son propre nom.

On se passe donc d’ores et déjà très bien de la littérature au théâtre. La pandémie et l’interruption des spectacles ont d’ailleurs montré comme les auteurs ont été oubliés dans les compensations décidées par les théâtres. Les équipes des spectacles annulés ont vu leurs cachets honorés, mais combien de lieux ont pensé à compenser les droits d’auteurs perdus ?

La crise actuelle, et l’ « embouteillage » de productions qui se profile (il n’y a plus de place jusqu’à 2025 au moins dans la plupart des théâtres), accélèrera sans doute la disparition des écrivains : il est plus simple, aujourd’hui, pour un metteur en scène, de porter son propre projet, celui qui le taraude intérieurement, qui parle de lui, et dont il est donc très naturellement l’auteur. C’est ce qui lui est demandé, et ce que la plupart des metteurs en scène on accepté implicitement, au détriment peut-être du vertige de l’altérité…

Cela veut dire que dans le théâtre aussi, l’autofiction, le récit de soi, l’emporte sur la fiction…

Oui, plus que jamais. C’est très frappant, même chez les tous jeunes auteurs : il semble acquis qu’en dehors de soi-même, point de salut, et il y a une peur assez grande de la fiction qui confine parfois à l’auto-censure (« est-ce que j’ai le droit d’écrire sur un sujet qui ne m’est pas intime » ?..). Je crois que c’est une autre des choses qui me terrifient, comme un rétrécissement permanent du champ des possibles ! En fait, je crains que la littérature théâtrale, en disparaissant des plateaux, n’ampute le théâtre d’une de ses dimensions essentielle. Celle de ce qui nous résiste, de la multiplicité des sens possibles, de l’irrésolu.

…de la langue, en somme ?

Exactement ! J’ai aimé, en commençant ce métier, que chaque spectacle ne soit qu’une tentative pour approcher un texte, que même après des mois de travail il reste des choses qui échappent, que ce soit cela qui crée la profondeur de champ pour les spectateurs. Chaque mise en scène venant éclairer un nouvel aspect du texte écrit. Je crains qu’aujourd’hui le langage ne soit plus utilisé que dans la dimension informative, réduit, comme beaucoup de choses dans notre monde, à sa triste dimension de communication.

Pour finir sur une note plus positive, quels auteurs recommanderais-tu aux lecteurs curieux de lire du théâtre francophone contemporain ? 

En répondant à tes questions j’ai beaucoup pensé à une autrice majeure du théâtre contemporain depuis les années 1990, à côté de qui le théâtre est royalement passé je crois : Noëlle Renaude. (Elle sort ces jours-ci chez Inculte…un roman elle aussi,  est-ce un hasard ?) Chacun de ses textes est jubilatoire d’invention de formes et de radicalité ! Son théâtre est publié aux éditions Théâtrales.

Je voudrais aussi faire découvrir au monde entier les textes de Magali Mougel (Lisez Shell Shock, aux éditions Espaces 34 !), et, dans cette même maison, de Samuel Gallet ou Claudine Galea : ce sont des textes pour la scène autant que pour la lecture, et il n’y a pas besoin de « savoir » lire le théâtre pour plonger dedans !

Mariette Navarro a publié notamment : Alors CarcasseLes Chemins contraires (Cheyne, 2011 et 2016) Nous les vagues, Les Feux de poitrines (Quartett, 2011 et 2016) ; dernier ouvrage paru pour le théatre : Les désordres imaginaires (Ou la destruction du pays par le jeune président à la mode), (Quartett, 2020)

Propos recueillis par Sophie Divry

Pour aller plus loin, lire l’article de Mariette Navarro de la revue Parages n°10, TNS de Strasbourg, « Questions réélles et perceptives imaginaires »

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