[Critique] Rabalaïre, d’Alain Guiraudie, ou le picaresque en bandant

Attention, pavé. C’est la première chose que j’ai envie de dire sur le deuxième roman du cinéaste et désormais écrivain Alain Guiraudie, publié aux éditions P.O.L. Plus de mille pages écrits petit avec assez peu de retour à la ligne. C’est un pavé. Certes on peut dire qu’il y a 200 pages en trop, mais sur 1000, ça a peu d’importance car c’est un pavement fascinant par ses choix radicaux, et une vraie expérience de lecture. Vu que ce pavé vous ne pourrez emporter nulle part (vu son poids) mais que vous aurez hâte de rouvrir chaque soir, quitte à vous fouler le poignet, pour continuer à lire les aventures de Jacques. 

C’est lui, le Rabalaïre, un mot occitan pour dire un gars qui va à droite à gauche, un pique-assiette sympathique : Jacques, 47 ans. Un Français ordinaire qui vit dans la ville imaginaire de Bellegarde dans le Sud. Il est au chômage et aime à faire du vélo. C’est au détour d’une montée au col de l’Homme Mort que Jacques tombe amoureux du village de Gogueluz, et des gens qui le peuple : Rosine, la patronne du café, le curé du village, Enric un berger vieillissant, Jordan, un jeune mystérieux, Gabin, un fou furieux. 

Le roman se structure sur ses visites, une recherche d’emploi qui l’amènera à Clermont-Ferrand, quelques courses à vélo, mais le centre, c’est « ce pays », où vient y traîner dans l’espoir de percer un mystérieux secret.

« Alors je monte un peu, j’avise un pin avec de la végétation au pied, de la mousse, je m’assieds et je reste là, à attendre. Toujours cette atmosphère inquiétante, la pénombre, le silence avec juste un envol d’oiseau ou un animal (je vois rien j’entends juste) qui se met à courir tout d’un coup sur quelques mètres, un démarrage de chevreuil, une souris qui fraye sous les feuilles mortes. (…) Je mets du temps à apercevoir le curé, pourtant avec sa soutane noire, ça fait une silhouette visible de loin, il est avec le vieux berger… »

Une information est dite deux fois sur cette couverture, saurez-vous trouver laquelle ?

Pendant mille pages, on est dans la tête de Jacques, à la première personne ; on est collé à lui dans une temporalité très fidèle, heure par heure, sans ellipse ou presque. Le style est radicalement facile, oral, sans double négation, avec beaucoup de virgules. Ce n’est pas dans la phrase qu’est la recherche de l’auteur, c’est dans la coulée, le rythme, le texte qui débaroule comme un vélo qui descend une côte sans qu’on ait besoin d’effort pour le suivre, mais en étant pris dans son énergie. 

Guiraudie avec ce style de petit vélo dans la tête, a trouvé quelque chose  que beaucoup de romanciers, moi la première, aimeraient trouver : une forme génératrice qui attrape tout. Dans la tête de Jacques, tout y passe : les dialogues avec les hommes et les femmes qu’il désire, le style direct, le style indirect, les réflexions politiques, les scènes de sexe, un sermon de curé, une scène d’attentat comme des réflexions politiques sur cette ambiance de 2015–2016 où il y avait de quoi devenir paranoïaque. Une coulée vocale sans frime qui permet littérairement de tout prendre, le haut, le bas, le politique, le privé, le concret, l’abstrait… C’est bien ce mélange qui rend la lecture à la fois jouissive et magnétique.

Jouissive d’abord. Rabalaïre est un livre de désir. A nouveau personnage rencontré, Jacques se demande s’il ne peut pas baiser avec lui. Ce qui rend les choses assez cocasses. Que ce soit Robert son ex, le curé, le fermier, le berger, Eric, Jean-Claude ou Jordan, tous sont homosexuels et Jacques désire de tout le monde. « Je bande comme un taureau », « je sens le sang qui afflue dans ma queue » « mon sexe se déplie ».  Le sang afflue aussi dans les pages, et cela permet, de manière assez efficace en terme de dramaturgie, d’apporter une tension. Jacques va-t-il réussir à coucher avec lui (et aussi elle) ?  Mais Guiraudie pose aussi à travers ce désir la question de l’amour, très simplement parfois, par de nombreuses questions. « Je me demande si j’aime et si j’ai déjà vraiment aimé, d’ailleurs, qu’est-ce que c’est exactement, aimer ? Est-ce que si on a du désir pour quelqu’un, même un désir infini, ça veut dire qu’on l’aime ? (…) Et est-ce qu’aimer ou avoir aimé son père et sa mère quand on était petit, ça compte, vu que c’est un amour automatique. Et est-ce que ça compte d’aimer le genre humain dans son ensemble sans aimer personne en particulier. » 

Ce Jacques très ordinaire commet un crime au bout de 400 pages. Car Guiraudie scénariste veille. L’intrigue se relance toujours, par un crime, par l’affaire de la « Brigoule », cet élixir qui fait bander et dont on veut arracher le secret au berger. Par le vaudeville qui se joue dans l’immeuble de Jacques à Bellagarde. Ou par cette coutume étrange à Gogueluz, le fait que le curé, pour rassurer ces ouailles sur leur angoisse existentielle, couche chastement avec eux la nuit….

Au fur et à mesure, le rythme change, devenant de plus en plus libre, fou, de même que les allocations chômage de Jacques finissent par être supprimées, les liens avec le réél s’amenuisent tandis que la fiction de désir et de folie grossit.

Rabalaïre est aussi un livre politique, franc, sans détour, quand le personnage se pose des questions sur notre société française, en la période d’attentat, de crise climatique, de désespérance politique. Guiraudie retranscrit ce qu’on se dit à bas bruit dans nos têtes, cette ambiance psychique du renoncement… « on a tous besoin d’un but pour se lever le matin et ce but-là, en ce moment, c’est certainement pas l’avenir de l’humanité, ou de la planète, ni la reproduction de l’espèce, notre souci actuel, c’est nos vies, oui, c’est dingue comme nos petites vie ont pris une importance sidérante. »

Et évidemment, il y a des loups…

Comme aux Monstres, on veut finir les livres avant de les critiquer, au bout de plusieurs semaines à lire Rabalaïre, soudain j’ai compris ce qui était si beau et si excitant pour moi dans la lecture, passée la découverte. Rabalaïre est en fait un roman picaresque. Une fiction d’aventure. Pendant mille pages, on est dans la forêt du de Gogueluz. Pareil à un chevalier moderne, le héros descend un sentier, remonte une pente, croise quelqu’un, se fait sucer par un autre, évite de se faire tuer par un troisième, reprend son vélo et descend au village.

C’est la traversée qui compte, on attend ce que fera le héros, devant un sortilège (l’élixir aphrodisiaque), comme une princesse à sauver (la prostituée fuyant son mac) ou le chevalier noir (le fils de la patronne qui veut lui faire la peau). Quel choix va-t-il faire ? C’est pour cela que le livre de Guiraudie a beau être écrit aujourd’hui, dans une langue hyper contemporaine il fait appel à un universel du récit. Et il donne à voir finalement ce combat moral du chevalier contre lui-même, alors qu’il parcourt ce monde obscur, foisonnant, cette forêt de ses fantasmes, il se perd dans ses démons. 

Grand livre sur la sexualité, livre politique et renouveau du picaresque, Rabalaïre prouve que la littérature n’est pas une maison qui exclut, mais une maison qui accueille. Certains seront agacés que Alain Guiraudie, qui a déjà du succès comme cinéaste, ait du talent comme écrivain, mais c’est comme cela. « Mort ou vivant, finalement, c’est la même chose, on fait partie du même temps, on fait partie de l’éternité, être ou avoir été, c’est pareil et ça me fait flipper des penser des choses pareilles. »

Sophie Divry 

Rabalaïre, Alain Guiraudie, Editions P.O.L., 2021, 1038 pages, 29,90 euros.

Extrait (p. 452-453) :

…alors je rajoute encore des feuilles et puis des petites branches, et puis aussi une grosse, mais ça va toujours pas, on sent bien que c’est pas la nature qui a fait ça. Je rajuste l’ensemble, je décale la grosse branche pour que ça fasse pas vraiment un tas, et puis je sais plus et je me fous à pleurer au milieu de la forêt. Y a de la fatigue de la nuit, c’est sûr mais y’a aussi l’impression que ça sert à rien  que de toute façon, de nos jours, c’est pas possible qu’un corps reste introuvable. Ni qu’un crime reste impuni. Enfin, en plus de la solitude amoureuse que j’éprouvais tout à l’heure, y a la solitude de l’assassin. J’ai tué un homme (et même deux), c’est pas seulement très grave, c’est irréparable, je crois pas que je puisse vivre avec ça tout le reste de ma vie, ou alors ça veut dire que je perdrais mon humanité, que je deviendrais quelque chose comme un monstre. Oui, je pleure longuement sur la table d’Éric, comme s’il était mon meilleur ami, comme si je pouvais me passer de lui. Je me calme tranquillement en pensant aux soldats de toutes les guerres qui sont bien arrivés (et qui arrivent encore) à s’accommoder de ça, ils arrivent bien à survivre après avoir tué d’autres hommes, des ennemis qui auraient pu être des amis, alors pourquoi pas moi, et puis je pense à Gabin, je ne sais pas si c’est de la légende ou si c’est vrai mais ça me revient comme une réalité, lui aussi est un assassin, Jessica me l’a dit, Jordan l’a insinué, ça me le rend encore plus proche tout d’un coup, et je me demande si, au fond, c’est pas ça l’amour, ce sentir proche parce qu’on vit intensément les mêmes choses. Et après, je pense à la solitude du mort, seul pour toujours dans la forêt, je me demande si je préférerais être enterré dans un cimetière, en sachant que les gens que j’aime pourraient venir se recueillir sur ma tombe, je trouve pas d’autre verbe que « se recueillir », et je trouve cette action de se recueillir bien mystérieuse, je comprends pas vraiment ce que ça veut dire, j’ai des flashs qui me passent par la tête, je repense à ce mec de chez moi dont j’étais persuadé qu’il était homo et qui a fini par se suicider en se jetant dans le vide, et ça me fait penser à Éric, jamais on a évoqué de femme, ni d’enfants, c’est bizarre pour un mec de son âge à la campagne, je peux pas m’empêcher de penser que j’ai tué un mec qui voulait peut-être juste faire l’amour avec moi et qui s’y est très mal pris. La révélation m’éclate à la gueule, sans doute grâce à la Brigoule, parce que je me mets à bander sur la tombe d’Éric, j’ai dans l’idée que je pourrais me branler dessus et jouir sur les feuilles mortes pour lui rendre un dernier hommage, mais y a un vieux truc de morale qui me fait penser que ça serait pas très respectueux, au contraire.

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