Voir des autrices ou auteurs de théâtre ou de poésie investir le roman est vraiment réjouissant. Chaque genre a ses codes, certes, et on ne peut pas être bon partout, ni tout lire, ni parler de tout (y compris ici) mais on regrette que la vie littéraire soit trop souvent si cloisonnée que chaque groupe reste dans sa pièce, sans beaucoup de rencontres. Rien que pour ça, chapeau à Laura Vazquez de faire ce pas, elle qui fit paraître sa poésie dans des revues dès 2012 et publia en 2014 La main de la Main (Cheyne), traduit en norvégien s’il vous plaît 🙂
On pourra reprocher à ce premier-roman de ne pas jouer tout à fait le jeu du roman-qui-doit-raconter-une-histoire. Amatrice et amateur de roman-à-l’américaine passez votre chemin. Mais on n’est pas non plus dans un trip descriptif Nouveau Roman 2.0. Il y a des personnages (Salim, Sara, Jonathan, le père, la grand-mère…), il y a bien un fil, on est embarqué avec des voix et on aime ça.
Salim écrit des poèmes en ligne. Sa grand-meurt se mère (ou l’inverse) ; il lui faudrait une transfusion du sang de sa fille pour continuer à vivre. Salim, son ami Jonathan et sa sœur Sara vont donc chercher la mère, qui est partie depuis longtemps. Pendant ce temps le père nettoie tout, tout le temps, et envoie des aphorismes de survie à ses deux enfants. Sara fait aussi des vidéos, et Jonathan poste des photos.

« La semaine perpétuelle » n’est pas pour autant un roman sur la « création sur Internet » : Internet c’est ici très physiquement le livre qu’on a entre les mains, le lieu où des mots et des images-devenues-mots sont arrachés au réel, recueillis, construisent autre chose, un espace habitable, proposé à n’importe quel inconnu dans l’univers. C’est plutôt un roman sur la création poétique en elle-même, et celle de Laura Vazquez en particulier.
Il y a un effet de collages : les aphorismes du père, quelques rêves et poèmes de Salim, Sara parlant sur sa chaîne youtube, mais il y a aussi la voix narratrice – qui m’a semblé très proche de celle de Salim, qui unifie tout et forme comme un long poème en prose. La grammaire est simple, la langue claire, on avance par répétitions (c’est parfois un tic), par inventaires, mais on est régulièrement frappé par des fulgurances, des énigmes, celles qui sont là, juste devant nous, et que ces ados-poètes-voyants savent encore voir, osent encore formuler, creuser, ressasser. Et puis il y a des visions, des métamorphoses, tout un réalisme magique auquel la littérature française est peu habituée. Qui s’y essaie souvent rate, et là non.
Comme pour un long poème on doit parfois s’arrêter, passer, revenir, et l’important n’est peut-être même pas « d’aller au bout ». Mais y entrer, ça vaut le coup, et demeurer est bon. Il y a une voix neuve, et c’est une voix de poète (ou poétesse, je ne sais pas comment Laura Vazquez veut qu’on l’appelle). Sur trois cent pages, une voix de poète, ça peut parfois agacer, voire irriter le lecteur pépère. N’empêche, ça fait du bien à notre littérature.
Aurélien Delsaux
La Semaine perpétuelle, Laura Vazquez, éditions du Sous-Sol, 2021, 320 pages, 20 euros.
Pour découvrir la poésie de Laura Vazquez : https://www.lauralisavazquez.com
Extrait (p.73)
La nuit faisait de la vapeur autour des choses. Ils marchèrent, ils marchèrent ; Jonathan avait les bras fins comme des tiges poussées sur ses côtés. Son téléphone éclairait sa main, le reste autour était sombre. Il portait un jogging blanc, une casquette et des baskets pleines de trous. Il dit : On va prendre le bus, c’est par là. L’air avait une odeur de terre. Ils marchèrent, ils marchèrent. De petites pierres roulaient sous leurs pas, du gravier, près des forêts, des brindilles qui se brisaient. La vapeur remontait le long des écorces, des feuilles craquaient, les gouttes tremblaient dans le feuillage. À mesure qu’ils avançaient, ils s’enfonçaient dans le monde, tout devenait opaque, ils traversèrent des taillis et les arbres bruissaient comme si chaque arbre disait : Regardez-moi. Puis ils prirent une autre route plus sombre encore et Salim dit : Le sol est lourd. C’est bizarre parce que le poids est sous notre corps. Pourtant, quand on marche sur la terre, on sent que la terre est lourde. Et Jonathan répondit : Oui.
Est-ce que tu as l’impression que le sol respire sous les pieds ? Est-ce que tu as l’impression qu’il digère ? Est-ce que tu sens que le sol digère sous les pieds ? Quelque chose qui mâche sous les pieds, tu le sens ? Et Jonathan répondit : Oui.
Est-ce que tu avais cette impression avant ? Et Jonathan répondit : Non.
Tu crois qu’on peut mettre nos impressions dans l’esprit des autres ? Est-ce que tu crois que c’est simple ? Tu crois qu’il suffit de prononcer des mots ou de les écrire pour mettre nos impressions dans l’esprit d’un autre ?
Jonathan répondit : Oui.