[Critique] Merdeille, de Frédéric Arnoux

Entre merde et merveille. Entre la merde de « là où on habite » et la merveille d’une langue pour le dire, un jeune narrateur tient la chronique d’une banlieue imaginaire. Il y raconte les gens ordinaires et des lieux merveilleux : Kiki, un grand qui cogne, à qui les Ricains proposent de faire du cinéma, Madame Fofana dont les deux généreux yéyés font rêver, Lulu qui prostitue dans une cave sa cousine. C’est elle que, dès qu’il la verra, notre jeune héros baptisera « mon ange », et le roman de se faire aussi d’apprentissage et d’amour. 

Dans Merdeille la langue invente et s’invente, dans une oralité poétique très fluide. On pense un peu au Momo de La Vie devant soi d’Ajar-Gary, sauf qu’ici ce n’est pas le seul regard du gamin qui décale tout, c’est le monde lui-même qui est décalé. Du lac où les poissons se suicident en se jetant hors de l’eau, aux arbres qui clignotent, puent, transpirent, ou font pousser « des éponges avec le côté qui gratte », des feux d’artifice du supermarché qui annoncent « l’immanquable du jour », aux rats qu’on empaille comme porte-bonheur pour l’Association des Dentistes (ces riches qui habitent « là où on n’habite pas »), des fêtes qu’on fait entre le stade et le cimetière, à grandes lampées d’alcool à 90, aux tensions qui montent entre les communautés et les flics qui « tirent à la mitraillette », Merdeille se faufile entre angélisme et misérabilisme par la voie du conte. 

En poussant ainsi le curseur de la fiction un cran au-dessus du réel, Frédéric Arnoux, dont c’est le deuxième roman, fait surgir une surréalité. Les hyperboles imaginaires y font loupe : la sale gueule que le réel nous tire se voit d’autant mieux dans le sourire torve de son miroir déformant. L’apartheid social est regardé bien en face, sa jolie fiction en imagine la suite infernale. La fin nous mène ailleurs, au-delà de la merde, où soudain le merveilleux reprend son sens ancien. Et c’est l’effroi.

Aurélien Delsaux

MERDEILLE, Frédéric Arnoux, éditions JOU, 2020 (160 pages, 13€).

Extrait :

« Avant de sortir des bâtiments il faut toujours regarder en l’air. C’est une habitude à prendre. Ça arrive qu’on oublie et des fois un voisin vous tombe sur les pieds. Ou juste derrière. La chance quoi. D’autres fois il se passe rien, ça arrive. Mais le plus prudent, c’est quand même de lever le nez. Ce qu’a oublié de faire le mari de madame Fofana un jour de chasse aux rats. À la vue de son coupe-coupe, la bestiole a détalé dans les escaliers. Du troisième au rez-de-chaussée en moins de dix secondes, un rat a peut-être des petites pattes mais c’est sacrément nerveux. Monsieur Fofana avait beau l’avoir à la pointe de son coupe-coupe, à chaque fois il lui manquait un chouia pour le trucider. En bas, le rat s’est pas posé de question, il s’est taillé dehors. Monsieur Fofana, dans le feu de l’action, il a pas levé le nez. Il s’est pris la dame du premier étage. Elle s’était pas jetée de chez elle, elle était montée sur le toit pour être sûre de pas se louper. Monsieur Fofana est mort. Le rat, on l’a jamais retrouvé. Elle, elle peut plus marcher. »

Merdeille, p. 41.

3 commentaires

  1. Bon jour,
    Cet extrait est à la fois macabre et rutilant devant un triptyque : le monsieur, le rat et la dame … carrément une fable avec une morale qui ne se dévoile pas au premier regard mais fait cogiter … à se demander si le monsieur n’est pas un rat et le rat un bouc émissaire (victime hautement potentiel) devant les injustices de la société et la dame qui s’enfonce dans un malheur qui se rit bien de sa condition est profite de son état (certains diront qu’elle est chanceuse d’avoir survécu) …
    Max-Louis

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